La Compagnie de l'Air

Christophe Lambert

(parue dans l'anthologie
Demain la Terre
)

 

 

à G.J. Arnaud, et à sa Compagnie des Glaces, bien sûr…

 

Le nuage de pollution reposait sur la ville, pareil à une couette de duvet grise et épaisse.
Shû Kishida contemplait ce triste spectacle depuis la fenêtre de son appartement. L’analyseur d’air, un boîtier fixé à l’extérieur, indiquait les chiffres du matin : un taux déjà élevé d’ozone (dû à l’exposition à la lumière solaire du dioxyde d’azote et des hydrocarbures VOCs), beaucoup d’oxydes d’azote, du dioxyde de soufre, du monoxyde de carbone, des particules en suspension et une pincée de plomb pour faire bonne mesure. Pas de quoi vous tuer sur le coup, mais le cocktail était suffisamment nocif pour entraîner de graves problèmes respiratoires. Une étude récente avait prouvé que les gens trop imprudents (ou surtout trop pauvres) qui se rendaient dehors sans masque à air voyaient leur espérance de vie diminuer de moitié. Les cas de maladies pulmonaires, d’asthme, ne se comptaient plus au sein de la population des bas quartiers.
Chaque jour, Kishida se demandait : Comment en est-on arrivé là ? Il ne parvenait pas à trouver une réponse complètement satisfaisante.
Kyoto et Tokyo avaient fusionné un quart de siècle plus tôt. Elles avaient donné naissance à Kyo2, une mégalopole de cent millions d’habitants. D’accord, on pouvait difficilement regrouper autant d’êtres humains au mètre carré sans conséquences, mais cela n’expliquait pas tout. Apparemment conscientes du danger représenté par l’escalade de la pol-lution, les autorités s’étaient mobilisées. On avait pris des mesures : contrôle technique des véhicules, circulation réglementée, etc. Le ministère de l’Environnement affirmait investir des sommes considérables dans la recherche sur les essences « reformulées » ou sur le moteur à hydrogène. Et, malgré tous ces efforts, l’infect brouillard, le smog, grossissait chaque année.
Les seuls qui y trouvaient leur compte, en définitive, c’étaient les dirigeants de Yi-Yendi, la compagnie spécialisée dans le créneau de l’air en boîte ! Les cartouches que vous glissiez dans votre masque à air avant de sortir ? Yi-Yendi ! Les systèmes de ventilation qui filtraient l’air du dehors pour le réinjecter, pur et délicatement parfumé, à l’intérieur de votre appartement ? Encore Yi-Yendi ! Autant dire qu’ils faisaient des affaires, ceux-là. Shû Kishida était bien placé pour le savoir : il travaillait pour eux.
Une pensée terrible lui vint à l’esprit : Et si les pontes de Yi-Yendi soudoyaient les politiciens pour qu’ils fassent piétiner les recherches ?
Pourquoi pas ? Après ce qu’il avait découvert sur les pratiques de ses patrons, la chose paraissait tout à fait envisageable. Et cela expliquerait l’incurie du gouvernement. Un marché aussi énorme que celui de la pollution ne pouvait qu’attiser l’appétit des squales de la finance et de la politique.
Kishida était un petit homme de cinquante ans, d’un naturel calme et pondéré ; mais en cet instant précis, il sentait la colère bouillonner dans ses entrailles.

Shû Kishida était né en 1991, à une époque où l’on pouvait encore se promener sans respirateur collé sur le nez. Il gardait de son enfance un souvenir magique, en particulier lorsque les cerisiers fleurissaient au printemps. Mais, bien vite, la pollution urbaine avait atteint des sommets. Passionné par les ordinateurs dès son plus jeune âge, Kishida avait fait de brillantes études. Une multinationale lui avait mis le grappin dessus dès sa sortie de la prestigieuse université de Tokyo. Il s’était petit à petit spécialisé dans les firewalls, ces protections virtuelles destinées à vous prémunir du piratage informatique. En 2019, il avait perdu son poste, victime comme tant d’autres de la Grande Récession économique. Des années noires avaient suivi car, en plus de ses propres besoins, Kishida devait subvenir à ceux de sa femme et de son fils. Les dettes et les factures impayées s’empilaient. Conséquence : après l’eau et l’électricité, Yi-Yendi leur avait coupé l’air pur. En 2022, à l’issue d’interminables quintes de toux, Kumiko, la douce et fragile épouse de l’informaticien, s’était éteinte. Plus résistants, le petit garçon et son père avaient survécu jusqu’à ce que celui-ci retrouve un emploi, en 2025. Ironie du sort : une place se libérait chez les architectes du réseau intranet Yi-Yendi. La paye était correcte, et l’air en boîte gratuit ! Kishida avait sauté sur l’occasion.
Jamais plus mon fils ne manquera d’air pur, s’était-il juré.
À cette époque, il n’éprouvait aucun ressentiment à l’égard de Yi-Yendi.
Il se considérait comme le seul responsable de la mort de sa femme. Le système était sans pitié, d’accord, mais on devait faire avec. Il estimait avoir failli à ses devoirs de chef de famille, et ne se trouvait aucune excuse. La culpabilité le rongeait.
Guidé par le cours de ses pensées, il tourna la tête et posa son regard sur une vieille photo. Elle trônait au-dessus d’un coffret en bois noir laqué, encadrée par deux cierges.
Tetsuo… songea l’informaticien, la gorge serrée.
Sur la photo, son fils ne devait guère avoir plus de vingt ans. Il posait en souriant, revêtu d’un « uniforme » fait de bric et de broc : un protègenuque en cuir, une ceinture crochetée par des mousquetons d’alpiniste, de gros gants, le dessus des chaussures recouvert de boîtes de conserve découpées… Cet attirail hétéroclite le cuirassait lors de ses incursions quotidiennes dans la mégadécharge d’ordures qui ceinturait la ville. Tetsuo travaillait pour Yi-Yendi, lui aussi. Il appartenait aux Rats-Runners, des mercenaires payés pour découvrir le repaire des hommes-rats.
Payés pour courir après le vent ? En effet, le mystère des hommes-rats ressemblait fort à un conte à dormir debout. Qui étaient-ils réellement ? D’où venaient-ils ? Personne ne le savait. Ils semblaient aussi insaisissables que le yéti ou le monstre du loch Ness. Parfois, les chats dressés par les Rats-Runners découvraient des campements abandonnés, quelques objets artisanaux d’origine inconnue, mais c’étaient les seules preuves tangibles d’une civilisation cachée. La rumeur prétendait que les hommes-rats vivaient sans masque à air : leurs poumons auraient muté au cours des années, s’adaptant peu à peu à la pollution.
Mais si cette légende se basait sur un fond de vérité, alors, là, les hommes-rats représentaient un intérêt certain pour la compagnie de l’air en boîte. En d’autres termes, ils étaient potentiellement la clé du plus grand problème de santé publique de ce siècle. Une fois leur métabolisme disséqué, peut-être pourrait-on inventer (et surtout breveter) des traitements permettant de respirer le smog sans effets secondaires. Après le monopole de l’air, Yi-Yendi aurait le monopole des médicaments, le monopole de la vie.
Payer pour survivre, voilà ce qui attend l’humanité…
Shû Kishida ne se faisait plus aucune illusion sur la boîte qui l’employait. Il retourna à son bureau et s’assit devant son comput. Ses doigts couraient sur le clavier virtuel avec la vélocité de ceux d’un pianiste. Des reflets de chiffres, des lignes codées, défilaient sur son visage glabre.
Il allait venger Kumiko et Tetsuo, mais il le ferait avec ses armes à lui. D’un doigt rageur, il appuya sur l’icône de confirmation, validant par ce geste l’envoi du virus qu’il venait de programmer. Le destinataire de ce « cheval de Troie » des temps nouveaux n’était autre que l’intranet de la société Yi-Yendi.
Puis l’informaticien enfila son pardessus et sortit.

Shû Kishida marchait dans la rue. La cartouche engagée sous le groin translucide de son masque à air était « Brise de mai au pied du mont Fuji », la meilleure vente de Yi-Yendi en 2040. Bien sûr, l’air en question ne provenait absolument pas du mont Fuji (cerné depuis longtemps par un bidonville géant), mais des usines de la mégacorpo, où des chercheurs travaillaient nuit et jour à l’élaboration d’arômes inédits.
Kishida croisait beaucoup de monde. Ces silhouettes incertaines se frôlaient sans se regarder. La plupart des gens avaient un respirateur, cependant une bonne moitié des piétons se contentaient d’un masque de chirurgien ou d’un simple mouchoir. L’informaticien était triste. Cela lui faisait mal au coeur de voir des gosses hauts comme trois pommes ainsi exposés à la pollution…
Perdu dans ses pensées, il bouscula une vieille femme qui poussait un chariot plein de détritus.
– Pardon, madame.
La femme l’insulta entre deux accès d’une toux grasse. Elle employait le sabir des bas quartiers, un langage qui mélangeait allégrement le japonais, l’anglais et le chinois.
Kishida poursuivit son chemin, en prenant garde cette fois de ne heurter personne. Les seules choses que l’on distinguait sans équivoque au milieu de la purée de pois, c’étaient les enseignes lumineuses des magasins, à la calligraphie soignée, et surtout les écrans de télévision aqualides. Ils flottaient dans les airs, omniprésents, diffusant vingt-quatre heures sur vingt-quatre des programmes débilitants entrelardés de spots publicitaires, sans parler des messages subliminaux qui s’adressaient directement à votre inconscient.
Kishida passa devant une boutique de jeux 3D qui badigeonnait le brouillard ambiant de couleurs psychédéliques. La façade proclamait, en lettres incandescentes :

WE PAY YOU TO PLAY $$$$$$$$$$$$$ WE PAY YOU TO PLAY

Et c’était vrai. « Nous vous payons pour jouer. » Du moins en ce qui concernait la première partie. Mais Kishida faisait confiance aux propriétaires des lieux pour se rattraper sur les parties suivantes. Il jeta un oeil apitoyé aux adolescents isolés du monde réel dans leurs casques virtuels ou leurs caissons holographiques. Pouvait-on vraiment les en blâmer ? Après tout, ce monde réel n’avait plus grand-chose à leur offrir depuis longtemps.
Il faudrait un électrochoc pour réveiller les consciences, songea l’informaticien. Deux blocs plus loin, Kishida passait au pied d’une grande tour, la Takahashi Tower, lorsque quelque chose fendit l’air pollué en sifflant.
– Attention ! cria un passant.
L’informaticien fit d’instinct un petit bond de côté. Un objet rond, gros comme une balle de golf, rebondit à sa droite et roula jusqu’à une bouche d’égout, qui l’avala aussitôt. Kishida, intrigué, leva les yeux vers la façade de la tour. L’édifice était squatté par des milliers de sans-logis. Sans doute les enfants trouvaient-ils amusant de bombarder ainsi les piétons.
– Vous allez finir par blesser quelqu’un, un jour ! gronda Kishida en agitant le poing vers les étages supérieurs.
La Takahashi Tower était, disait-on, le plus grand édifice de Kyo2. Autrefois le siège d’une entreprise prospère, ce bâtiment avait vu ses locaux se vider après la Grande Récession économique. Puis les squatters s’étaient emparés des lieux. Le gouvernement avait fait couler du béton dans les puits d’ascenseur et murer les cages d’escalier pour isoler le dernier tiers de la tour. Les raisons motivant cette décision restaient obscures. On disait que les autorités avaient voulu bloquer l’accès à un laboratoire de la secte Aum (démantelée en 2029) où l’on fabriquait des armes chimiques, dont le tristement célèbre gaz sarin qui avait déjà fait des ravages au début du siècle.
Une autre rumeur avançait que les dirigeants (politiciens, financiers et grands capitaines d’entreprise réunis) se réservaient le sommet pour leur usage. En effet, on prétendait que le plafond de la Takahashi Tower crevait l’épaisse couche de smog, flottant comme une île paradisiaque au-dessus d’une mer de nuages. Comment vérifier ? De nombreux citoyens avaient essayé d’escalader l’édifice, histoire d’en avoir le coeur net. Presque tous s’étaient écrasés au sol, ou bien avaient renoncé à mi-parcours. Les trois seuls grimpeurs qui n’étaient pas redescendus d’une façon ou d’une autre n’avaient jamais plus donné signe de vie. Un florilège d’hypothèses circulait parmi la population. Les trois courageux explorateurs coulaient-ils à présent des jours paisibles dans l’unique endroit de la ville où l’on pouvait se passer de masque à air ? Avaient-ils été emprisonnés, voire exécutés ? Dévorés par un ryu, le mythique dragon issu du folklore japonais ?
Hommes-rats, île en plein ciel, autant de légendes urbaines, de fantasmes, qui exprimaient la nostalgie d’une époque (à jamais révolue ?) où l’homme pouvait assouvir sans entraves le plus primaire de ses besoins : respirer !
Kishida en était à ce stade de ses réflexions lorsqu’il arriva sur l’esplanade du complexe Yi-Yendi, un immense bâtiment en forme de fer à cheval (enfin, c’était la forme de la jolie maquette exposée dans le hall d’entrée ; de l’extérieur, on ne distinguait pas grand-chose…).
L’informaticien enleva son masque et se présenta directement au guichet principal :
– Bonjour, je suis Shû Kishida. J’ai rendez-vous avec monsieur Hashimoto.
– Un instant, s’il vous plaît, demanda l’hôtesse aux traits agréables, soulignés par un maquillage discret.
Appuyant sur un petit bouton, elle lança :
– Monsieur Hashimoto ? J’ai monsieur Kishida, pour vous, à l’accueil…
– Qu’il monte, fit une voix rauque, entre deux halètements.
La jeune femme relâcha le bouton en souriant.
– Tenez, voici votre badge. Le bureau de monsieur Hashimoto est au dernier étage.
– Merci, dit Kishida avec un mouvement de tête.
Il s’éloigna en direction d’un trio de turbo-élévateurs. La porte de celui du milieu se referma sur lui, et l’ascension commença. Il avait pris rendez- vous avec Hashimoto quatre mois plus tôt. Le grand patron de Yi-Yendi mettait un point d’honneur à recevoir lui-même n’importe lequel de ses subalternes, du cadre au balayeur, sans discrimination, du moment que l’un d’eux sollicitait une entrevue. C’était ce que promettaient les spots de communication interne qui passaient en boucle sur les computs du personnel, et Kishida avait été agréablement surpris de constater qu’il ne s’agissait pas de paroles vaines. Bien sûr, il ne fallait pas être pressé, mais le P-DG de Yi-Yendi respectait son engagement. Tous les matins, après sa séance de mise en forme et juste avant d’attaquer la journée de travail, il rencontrait l’un de ses employés pour discuter avec lui durant dix minutes chrono.
L’ascenseur s’immobilisa et la porte glissa de côté, livrant le passage à l’informaticien. Ce dernier fut fouillé par deux vigiles avant d’accéder au bureau du maître des lieux.
– Entrez, n’ayez pas peur, jeta Hashimoto.
La pièce était très grande. Deux cents mètres carrés, au moins. Le bureau lui-même se trouvait à l’autre bout. Il y avait une vaste baie vitrée, sur la gauche, mais ce n’était pas le plus impressionnant (après tout, elle ne donnait que sur un stupide brouillard gris).
Kishida resta un instant bouche bée devant l’écran géant à matrice active qui occupait tout le mur du fond. Incurvé, il diffusait des images criantes de réalisme d’un sentier forestier, bucolique à souhait. Les rayons du soleil jouaient dans les feuillages, produisant une lumière dentelée. On entendait des merles et des mésanges qui pépiaient gaiement en tétraphonie. Des effluves chargés de l’odeur des pins et de l’humus frais montèrent aux narines de Kishida, et il crut reconnaître « Sous-bois vosgien après la pluie », un des produits les plus récents de la gamme Yi-Yendi.
Akira Hashimoto, en jogging et tee-shirt mouillé de sueur, courait sur un tapis roulant mécanique. Il faisait face à l’écran géant, qui l’immergeait totalement parmi les arbres projetés. Des chiffres incrustés dans un coin de l’image indiquaient les kilomètres parcourus, la température de la salle ainsi que le rythme cardiaque du big boss. Celui-ci aboya « Stop ! », et le tapis s’arrêta en douceur.
Hashimoto se retourna. Il avait approximativement le même âge que son employé, mais davantage de cheveux blancs. Il était aussi plus grand, plus athlétique que Kishida. On voyait qu’il entretenait son corps avec soin. Attrapant au passage une serviette, il se fendit d’un sourire préprogrammé :
– Bonjour monsieur Kishida. Je suis très honoré de faire votre connaissance. J’ai lu votre dossier et je note avec plaisir que Yi-Yendi n’a eu qu’à se féliciter de vos services ces dernières années.
L’informaticien s’inclina légèrement.
– J’ai fait mon travail du mieux possible, dit-il avec sobriété.
Le P-DG hocha la tête :
– Venez vous asseoir.
Ils prirent place de part et d’autre du bureau en bois de merisier (un arbre qui avait disparu depuis un quart de siècle).
– Désirez-vous boire quelque chose ? s’enquit Hashimoto.
– Non, merci.
Il y eut un silence. Comprenant que Kishida ne voulait pas (ou n’osait pas) faire le premier pas, le grand patron demanda :
– Alors, cher monsieur Kishida, que puis-je pour vous ?
– Dire la vérité, répondit du tac au tac son invité.
Hashimoto leva un sourcil interrogateur.
– Qu’entendez-vous par là ?
– Je sais ce que vous mettez dans votre air en boîte.
Le big boss ne laissa rien paraître de ses sentiments. En homme d’affaires rôdé, il savait cacher son jeu. Mais il n’avait pas pensé à tout… à retirer ses capteurs, par exemple. Du coin de l’oeil, Kishida remarqua un détail intéressant. Les chiffres incrustés dans l’écran géant s’affolèrent, indiquant que le rythme cardiaque de son interlocuteur montait en flèche. J’ai fait mouche, on dirait.
– Pourriez-vous être plus explicite ? questionna Hashimoto après dix secondes de réflexion.
– Tout à fait. Il y a six mois, alors que j’installais un firewall dans l’intranet de notre usine de Sagami, je suis tombé sans le vouloir sur un dossier mal protégé… mais très instructif. Il s’agissait d’un rapport… Le rapport Ogumi, pour être plus précis. Cela vous dit quelque chose ?
– Non. Pas du tout.
– Alors permettez-moi de vous rafraîchir la mémoire. Le professeur Ogumi a réalisé pour vos services une enquête top-secret sur les « drogués de l’air », ces personnes qui vident d’un coup le contenu des cartouches Yi-Yendi dans leurs poumons, en ouvrant au maximum la valve du respirateur.
– Des accidents regrettables.
– Laissez-moi finir. Savez-vous que le nombre de ces drogués a décuplé en cinq ans ?
Hashimoto haussa les épaules :
– Que voulez-vous que j’y fasse ? Nous fabriquons les cartouches et nous mettons de l’air pur dedans, avec juste un soupçon d’arôme. C’est tout. Nous ne sommes pas responsables de l’utilisation qu’en font les gens, pas plus qu’un constructeur automobile n’est responsable des chauffards quand ils grillent les limitations de vitesse. D’ailleurs, il est bien stipulé sur nos produits : « L’abus d’oxygène est dangereux pour la santé. »
Kishida était écoeuré par tant d’hypocrisie. Laissant sourdre son dégoût, il martela :
– Ce qui n’est pas inscrit, c’est la présence de l’Euthimal polydichlorique.
Cette fois, il n’eut pas besoin de regarder l’indicateur du rythme cardiaque pour voir qu’il avait marqué un point. Le visage du P-DG vira au vert clair presque instantanément.
– Je… je ne vois pas de quoi vous parlez ! s’offusqua-t-il.
– Je parle de cet additif que vous glissez illégalement dans les cartouches. En doses infimes, bien entendu.
– Où voulez-vous en venir monsieur Kishida ?
– L’Euthimal monte directement au cerveau et crée une dépendance. Vous rendez la population accro à l’air estampillé Yi-Yendi ! De cette façon, si jamais d’autres sociétés s’avisaient de produire de l’air en boîte, vous garderiez quand même le monopole ! C’est très ingénieux… Le hic, c’est que certaines personnes sont hypersensibles à l’Euthimal, et elles ont commencé à se shooter littéralement ! Je sais de quoi je parle. Mon fils était l’un de ces pauvres bougres. Il a succombé à une overdose d’« Embruns du cap Horn ».
Hashimoto se tortillait dans son fauteuil, mal à l’aise.
– Je comprends votre douleur, grommela-t-il, mais je crois qu’elle vous égare.
– J’ai des documents, contre-attaqua son employé. Le dossier Ogumi était très complet, très bien fait. Dommage que le professeur ait péri dans un crash d’avion il y a deux mois.
– Les transports aériens ne sont plus ce qu’ils étaient, rétorqua le patron de Yi-Yendi sur un ton cauteleux.
Les deux hommes se mesurèrent du regard, cherchant mentalement à percer les défenses de l’adversaire.
– Vous avez mis quelqu’un d’autre au courant de vos… divagations ? soupira Hashimoto après un long moment.
– Non. Pas encore. J’attendais le résultat de cette entrevue.
– Qu’est-ce qui me le prouve ?
– Je suis un homme d’honneur. Moi.
Nouveau silence, terrible, lourd de sous-entendus.
– Combien voulez-vous ?
– Je ne veux qu’une chose : votre tête.
Contre toute attente, le P-DG explosa de rire :
– Ha, ha, ha ! Un samouraï sans peur et sans reproche ! Il ne nous manquait plus que ça… Allez, arrêtez ce cinéma et dites-moi votre prix.
– Vous allez retirer l’Euthimal des cartouches, faire un communiqué aux médias, donner votre démission et vous mettre à la disposition de la justice ?
– Rien que ça ?
Le masque impassible du big boss s’effritait. Il avait les yeux injectés de sang, et ses lèvres se retroussaient en un rictus haineux.
– Monsieur Hishida, commença-t-il, je me suis trompé sur votre compte. Vous n’êtes pas un samouraï, vous êtes un kamikaze ! Vous savez à qui vous vous attaquez ?
– Oui.
– Vous savez que vous ne faites pas le poids ?
– Oui.
– Alors ?
– Je fais ce qui doit être fait. Si elle change ses pratiques honteuses, et si vous vous sacrifiez sur l’autel des médias, Yi-Yendi pourra peut-être survivre au scandale.
– Je crois que vous surestimez la capacité à s’émouvoir de nos concitoyens.
– Peut-être… Peut-être pas… En tout cas, si je sors d’ici sans vos aveux signés, je file directement aux studios de Nova Network. Je suis persuadé que les journalistes se feront une joie d’écouter mon histoire, et surtout de lire les documents que j’ai avec moi et que je tiens à leur disposition. Un froid glacial, qui n’avait rien à voir avec un dérèglement de la ventilation, envahit la pièce.
– Sortez, cracha Hashimoto, blanc de rage. Nous n’avons plus rien à nous dire.
Hishida se leva et prit congé.
Dans ses grandes lignes, l’entretien s’était déroulé comme prévu. Une fois qu’il se retrouva claquemuré dans l’ascenseur, la tension se relâcha d’un coup. L’informaticien réalisa qu’il tremblait comme l’aiguille d’un sismographe pendant une secousse tellurique.
Je viens de signer mon arrêt de mort, pensa-t-il en déglutissant avec difficulté.
Il avait donné à son patron l’opportunité de clore cette affaire dans l’honneur. Le P-DG n’avait pas saisi la perche. Tant pis pour lui. Tant pis pour tous les deux.
Hishida enfila son masque et sortit dans la rue. Le brouillard l’avala. Il marchait droit devant lui, sans se retourner ni même jeter un oeil de côté. Il se sentait libéré d’un poids. L’abcès était crevé.
Quand il traversa la chaussée, il ne vit pas la turbo-car surgir des volutes opaques. La voiture le percuta de plein fouet. Il rebondit sur le parebrise, qui s’étoila, et atterrit sur le trottoir d’en face. L’engin ne freina pas, s’arrêta encore moins. Il disparut dans les limbes du nuage gris foncé, pareil à un monstre de cauchemar.
L’informaticien gisait, cassé en deux. Il crachait du sang. Sa cage thoracique était défoncée.
Ils n’ont pas perdu de temps, songea-t-il.
Il n’était pas triste. Là aussi, tout se déroulait comme il l’avait prévu. Il espérait que, dans l’autre monde, sur les rives d’une terre paisible, il retrouverait sa femme, morte du manque d’air Yi-Yendi, et son fils, mort pour en avoir trop respiré.
Kumiko… Tetsuo… J’arrive…
Sa dernière pensée fût pour le « cheval de Troie », ce virus qu’il avait envoyé juste avant de quitter son appartement. Il eut un petit rire qui provoqua un hoquet sanglant. Il avait enregistré son témoignage en holo numérique. Ce document était assorti de graphiques et de fichiers officiels volés dans les dossiers de Yi-Yendi. Le clip ne durait que cinq minutes, mais il était édifiant. Projeté sur tous les écrans aqualides de la mégalopole, il allait faire l’effet d’une bombe ! Le plus ironique de l’histoire était qu’Akira Hashimoto en personne allait déclencher cette diffusion, sans le savoir. Kishida avait relié le comput de son patron aux réseaux de la chaîne Nova Network. Dès que le big boss effleurerait l’icône « Enter » de son écran, la machination infernale se mettrait en branle ! Dans quelques secondes, quelques minutes au maximum, tous les habitants de Kyo2 connaîtraient la terrible vérité…
Les consciences ont besoin d’un électrochoc.
Il mourut, alors qu’un groupe de badauds se regroupait autour de lui.

***

– Alors ? grogna Hashimoto, les nerfs en pelote.
Mort, fit une voix sans timbre à l’autre bout de la ligne.
– Il n’avait rien sur lui ? Aucun document ?
Non, rien. On l’a fouillé dans l’ambulance.
– Très bien. Hashimoto jubilait.
Il bluffait, songea-t-il. Ce fou suicidaire bluffait !
Il coupa la communication et se rencogna dans le dossier de son fauteuil. Yi-Yendi et lui, par la même occasion, étaient sauvés. Le scandale n’allait pas éclater. L’autre parasite éliminé, une nouvelle journée de travail fructueuse s’annonçait. Et ce soir, un golf avec le ministre de l’Environnement, tout en haut de la Takahashi Tower, lui ferait le plus grand bien.
Akira Hashimoto soupira d’aise et toucha l’icône « Enter » qui palpitait sur son écran.

 

FIN.

 

     Transfert de la nouvelle La compagnie de l'air (Word 6/95)

Dans son édition du 26 juin 2002, Libération rend compte des résultats du programme de surveillance « air et santé » mené par le département santé-environnement de l’Institut de veille sanitaire dans neuf villes de France (Bordeaux, Le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Paris, Rouen, Strasbourg et Toulouse) :

«Chaque année, des milliers de décès peuvent être attribués à la pollution atmosphérique. C’est officiel, confirmé et même chiffré (…). Onze millions de personnes surveillées. Et au final, chaque année, 2 786 décès “anticipés” peuvent être attribués aux pics de pollution dans l’ensemble de ces neuf villes. 1 097 pour la mortalité cardio-vasculaire et 316 pour la mortalité respiratoire (…). Les décès anticipés ne seraient sans doute pas survenus un jour sans pollution.»

Qu’entend-on par « biens publics mondiaux (BPM)» ?

«Ils sont une sorte de plus petit dénominateur commun de droits dont aucun humain ne devrait, en principe, être privé. Leur définition peut être restrictive : accès à l’eau potable, à un air pur, à une terre préservée. Ou plus large : santé publique, éducation, sécurité alimentaire (…) Contre une mondialisation dérégulée, le concept des BPM peut permettre de repenser les outils de coopération et le rôle de solidarité internationale. Ils sont aussi un nouveau levier politique pour tenter de lutter contre la privatisation des ressources naturelles.»
(Libération — Dossier Johannesburg, 26 août 2002)