Extrait de l'interview de Jean-Pierre Andrevon
par Alain Schlockoff,
parue dans L'Ecran Fantastique n°88 (mars 1988)
à l'occasion de la sortie du film Gandahar


© Caza

 

Quelle est ta formation ?
J'ai eu une formation un peu bizarre... J'ai dû quitter le lycée à la fin de la 3ème, pour travailler. Ce travail, c'était les Ponts et Chaussées, où j'ai été employé quatre ans (de seize à vingt ans donc), comme dessinateur de plans. Je m'y suis ennuyé ferme, et c'est même la période la plus sinistre de ma vie. J'en rêve encore. Mais bon, au bout de ces quatre ans, j'ai pu présenter le concours d'entrée à l'école des Arts Décoratifs de Grenoble, puisque le dessin était mon intérêt prioritaire dans l'existence, et que j'y manifestais un petit talent ! J'ai donc fait mes trois ans, et puis il y a eu l'interruption de l'armée, en Algérie, de 61 à 63. Après, j'ai continué de fréquenter l'école pendant quatre ou cinq ans, en passant des diplômes (je suis titulaire du Diplôme National de Décoration), en même temps que j'enseignais le dessin, dans le secondaire, dans différents lycées et collèges de ma région. Mais, n'ayant pas mon bac, je n'ai jamais pu dépasser le stade de maître auxiliaire, et c'est ainsi que j'ai fini par être viré définitivement de l'enseignement en 69. J'avais donc un sérieux problème d'argent sur les bras - et heureusement une épouse enseignante, qui m'a aidé à franchir quelques années difficiles. Car, si je peignais, à l'époque (j'ai toujours de ces années héroïques une cinquantaine de tableaux enfouis sous des toiles d'araignées), ma peinture ne s'est jamais vraiment vendue.
La peinture, mais aussi l'écriture ?
C'est vrai que j'écrivais et j'ai commencé à écrire en même temps que j'ai commencé à dessiner (et en même temps que j'ai commencé à composer des chansons) : vers 15-16 ans. Mais douze ou quinze ans plus tard, à part des travaux dans les fanzines (Lunatique, en particulier, ainsi que certains autres zines créés par un tout jeune homme nommé … Alain Schlockoff) et quelques nouvelles dans Fiction (la première dans le numéro historique de mai 68 !), je n'avais pas fait grand chose de sérieux. En fait, j'étais et je suis toujours avant tout un visuel. Entre le milieu et la fin des années 60 et vu l'échec de ma peinture (tout au moins comme système commercial), ce n'était pas du tout la littérature que je visais, mais la BD...
C'est là que se place la genèse de Gandahar ?
Tout à fait. J'avais été enthousiasmé par les premières BD adultes publiées par Eric Losfeld : le Barbarella de Forest, les deux Pellaert particulièrement - car j'ai toujours détesté Druillet !... Et, pendant l'hiver 67-68, j'ai pondu quelques planches préparatoires à une BD en couleurs directes, avec une mise en page très éclatée, qui s'appelait Les Hommes-machines contre Gandahar. Je les ai montrées à Losfeld qui n'en a pas voulu, prétextant (car ce n'était sans doute qu'un prétexte) qu'il allait sortir un album dont la mise en page ressemblait trop à la mienne (ce serait La Saga de Xam de Nicolas Devil). Comme je ne voyais pas à qui d'autre j'aurais pu présenter mon oeuvre en germe, j'ai décidé de la transformer en roman, que j'ai écrit pendant l'hiver suivant (car l'été et l'automne 68 avaient été très pris par la rédaction d'un roman basé sur les "évènements de mai" - roman qui est toujours resté dans mes tiroirs et y restera !).

Projet de couverture de BD
par JP Andrevon
© JP Andrevon
Quelle était ta véritable motivation en écrivant ce roman ? Cherchais-tu à innover ou te plaçais-tu dans le contexte de la SF classique de l'époque ?
Je cherchais à faire une œuvre vendable, je crois ! Le paradoxe est que Les Hommes-machines ne ressemble pas du tout à la SF que j'aimais alors (et que j'aime toujours), une SF plutôt actuelle et politisée. Là, j'avais écrit un récit à mi-chemin entre le space opera (que j'aime bien quand il est bon) et l'héroïc-fantasy (que je déteste pour sa grande majorité). Mais cela tenait au sujet, venant droit d'une BD que j'aurais voulu haute en couleurs, très visuelle, avec plein de péripéties, de monstres, de paysages fantastiques, etc. Ce que j'avais imaginé en peintre, il me fallait bien le mettre en mots. Je ne procède d'ailleurs pas autrement aujourd'hui, vingt ans plus tard : je ne pars pas tant d'un thème que d'un ou plusieurs décors (qui me viennent parfois de mes rêves) et que je visualise fortement avant de les écrire, de les décrire, aussi précisément que possible. A part que ce n'est plus tant la peinture qui est à la base de mes visualisations, mais le cinéma. Je suis un fanatique de cinéma, je suis un metteur en scène refoulé. Mes bouquins et c'est une formule que j'ai trouvée il y a quelques années - ce sont les films que je ne peux pas faire ... Pour en revenir à Gandahar, j'ai essayé de faire une BD sans images. Deux auteurs m'y ont aidé (quelle que soit la manière dont on peut juger le résultat - aussi bien à l'époque qu'aujourd'hui), Forest, dont j'ai toujours aimé la poésie, et Stefan Wul, dont je dévorais à l'époque les Fleuve Noir. Pour moi, à cause de son imagination baroque, de son délire visuel admirablement rendu par un style pourtant très simple, très immédiat (j'ai écrit plus tard dans Fiction une étude sur Wul titrée "La grandeur de l'évidence"), il est le plus grand auteur de space opera, Américains compris ...
Voilà donc Gandahar écrit. Quelle a été sa carrière ?
Me plaçant sous le parrainage de Wul (même s'il n'en savait rien car je ne l'ai connu que plus tard), j'ai tenté ma chance au Fleuve Noir. Le bouquin a été refusé. Je l'ai donc envoyé en seconde main chez Denoël. Et, à ma surprise (car j'avais l'impression que c'était un roman trop primaire pour voisiner avec Bradbury et toutes les vedettes de l'époque à Présence du futur), Robert Kanters, qui dirigeait la collection dans ces années-là, l'a accepté. Il est sorti en novembre 69, et a été plutôt bien accueilli, aussi bien par les quelques critiques qui en ont parlé que par les lecteurs. Il y a eu depuis deux rééditions, et les ventes totales doivent tourner autour de 25 000. Comparé à un Marguerite Duras moyen, c'est évidemment peu, mais pour de la SF, ce n'est pas si mal.
On en arrive donc au film. Peux-tu nous en raconter la genèse ?
L'impression générale, c'est le flou et l'attente. Je n'ai pas dit le chagrin et la pitié ! René Laloux m'a contacté directement peu après la sortie de La Planète sauvage. Ce devait être en 74, si je me souviens bien. Il cherchait à l'époque un autre space opera pour monter une opération similaire ... Wul-Andrevon, tu vois, il n'y a pas de hasard, mais, sinon une nécessité, au moins une continuité. Je ne sais pas pourquoi il a lu mon roman, ni pourquoi il l'a choisi au milieu de tas d'autres, sûrement. Moi, j'étais ravi de son choix, et je n'ai pas cherché voir plus loin. Laloux a donc pris une option sur les droits du roman, et l'attente a commencé puisque la fabrication réelle du film n'a commencé que dix ans plus tard. L'attente et le flou, puisque je n'ai jamais su exactement quelle était la direction du travail de René, bien que Caza, qui est un ami de longue date, m'ait montré les dessins préparatoires à toutes les étapes du projet...
Si je comprends bien, tu n'as participé ni à l'écriture du scénario, ni des dialogues, ni aux dessins préparatoires. Est-ce que cela n'est pas frustrant pour toi ?
Extrêmement. Cela dit, j'ai deux attitudes complètement contradictoires sur ce sujet. C'est vrai quej'aurais aimé participer à l'écriture du film et à son graphisme. Mais en même temps, c'était un gros travail, perpétuellement abandonné et remis en chantier. Je crois que cela m'aurait mobilisé pour une part bien importante de ma vie, pendant laquelle je n'aurais pas fait autre chose. Alors bon, j'ai fini par faire contre mauvaise fortune bon cœur. Dès 74, Laloux m'a fait lire un état pratiquement définitif du scénario, qui était plutôt fidèle au roman. Il ne m'a pas demandé de participer à l'écriture des dialogues. Je pense que j'aurais pu y apporter un peu plus de mordant. Quant aux dessins, ceux que m'a montrés Philip Caza (je précise que le choix de Laloux s'est fait sur lui également sans qu'il me demande mon avis) m'ont toujours paru superbes. J'ajoute que Caza a toujours été un de mes auteurs BD de SF favoris et que son style graphique convenait particulièrement bien à mon space opera wulien. Il aurait été mal venu que je fasse la mauvaise tête - même si effectivement Caza n'a jamais voulu jeter un coup d'œil sur mes propres dessins issus de la BD - pour m'a-t-il dit, ne pas être influencé ...

Que penses-tu du film ?
D'une manière générale, j'aime bien le film, même si je lui trouve de nombreuses imperfections de détail. D'abord, comme je te l'ai déjà dit, son scénario est très fidèle au roman (Laloux avait pris beaucoup plus de liberté avec ses deux adaptations de Wul, par exemple) et c'est un point au sujet duquel un auteur ne peut qu'être sensible... Et puis, je l'ai souligné aussi, les décors de Caza, et de manière générale tout ce qu'il a apporté au niveau du graphisme (même si on le perd un peu en animation) est superbe. Je regrette toutefois deux choses : le Sorn, ici grisâtre alors que dans le roman il est rouge, et surtout la forme du Métamorphe, alors que pour certains dessins préparatoires, Philip avait peint un magnifique et inquiétant cerveau surgissant de l'océan ... Pour le reste, l'animation n'est pas toujours à la hauteur, surtout quand il s'agit de séquences d'action ou de foule (l'attaque du Sorn contre la colonne des hommes-machines), les deux personnages principaux sont un peu mièvres, avec des voix plates, et puis le film se termine un peu trop abruptement : on a vraiment l'impression qu'il lui manque deux ou trois minutes …

© Ecran Fantastique 1988