LE FIL D'ARIANE

Postface de "49302"
par Denis Seznec

 

     La plaque et la statue de la Vierge sont toujours là, figées dans le mur du sémaphore de l'île Royale. Comme il y a près de vingt ans lorsque j'étais venu pour la première fois, en 1987, pour les y sceller, en mémoire de Guillaume Seznec, martyr innocent, mon grand-père.
     Avec les îles Saint-Joseph et du Diable, Royale forment l'archipel des îles du Salut. Au large de l'immense Guyane, elles servaient, du temps du bagne, de réclusion pour y enfermer les forçats punis : le bagne du bagne.
     Juste en face de Royale, au loin, Kourou. L'installation de cette base spatiale, comble du high-tech, en lisière de cette forêt vierge est un de ces joyeux paradoxes des temps modernes. L'après-demain adossé à la préhistoire.
     La nuit est constellée d'étoiles. Pas un nuage. Le bruit des vagues s'écrasant sur les rochers noirs de l'île du Diable me rappelle constamment que je suis sur une île...
     Ce soir, je vais assister, aux premières loges, au lancement d'une fusée. Cet instant furfif et magique, comble d'un rêve d'enfant, me fait ajuster mon pas, inconsciemment, tel l'éternel gamin qui sommeille toujours en moi, sur celui de Tintin en route pour la Lune !
     Là-bas, sur le continent, au centre d'une trouée faite dans la végétation, seule Ariane est éclairée de mille projecteurs. Cette fusée blanche, émergeant de la jungle environnante, ressemble étrangement à un fabuleux totem.

 

Guyane - Ile Royale - Sémaphore dont Guillaume Seznec s'est occupé. En arrière plan, on aperçoit l'Ile du Diable où Alfred Dreyfus a été déporté. Avec Saint-Joseph, ces trois îles forment les îles du Salut, la "réclusion" : le bagne du bagne.


Une des rares photos de Guillaume Seznec au Bagne.

     Cela fait plusieurs jours que la base spatiale, avec les préparatifs du lancement, est en pleine fébrilité. L'île Royale a été évacuée de ses quelques rares habitants - ceux qui s'occupent de l'unique auberge installée dans l'ancien mess des gardiens.
     Demeuré seul, j'ai tout le temps de lire un gros manuscrit. C'est une jeune femme qui me l'a remis à l'aéroport de Roissy, juste avant que je ne m'envole pour la Guyane. Ses seuls mots: "Depuis un an je prépare un roman de science-fiction. Lisez-le !"
     La veille, je venais de vivre une étape décisive au Palais de Justice de Paris : l'avocat général de la cour de cassation avait appuyé la demande de révision du procès de Guillaume Seznec, mon grand-père. Il avait même dénoncé avec force la machination policière à l'origine du drame qui l'avait envoyé en enfer pour vingt-quatre longues années.
     Un très grand moment historique, unique dans l'histoire de la justice, et salué unanimement par toute l'opinion.
     En partant pour la Guyane, je m'échappais de l'enfer médiatique ! Le monde à l'envers !
     49302. Le matricule de forçat de Guillaume Seznec est inscrit en gros, au feutre, sur le dossier contenant le manuscrit. Etrange d'être ici dans l'île des bagnards les plus dangereux ou qui avaient tenté de s'évader, et de lire - que dis-je, dévorer - ce livre étonnant. L'épopée d'un bagnard innocent... en 2123 !

     Loïk Gwilherm Seznec - c'est son nom ! - avait été envoyé dans un bagne gravitant autour d'une planète, forcément lointaine. Les Terriens y reléguaient ceux dont ils ne voulaient plus. Un véritable voyage dans le temps ! Mais aussi, probablement, prémonitoire... Le bagne - la transportation disait-on officiellement -, en effet, va sûrement revenir. La peine de mort aura été définitivement abolie depuis des siècles, et la société universelle ou onusienne tentera fatalement de se débarrasser de ses incorrigibles ou multirécidivistes. Ceux que l'on appelait déjà, il y a un siècle, les relégués.
     Revenant d'un enfer intersidéral en 2134, Loïk réussira à léguer des lettres à ses descendants. Maelwenn, sa soeur, les découvrira et les transmettra. Et c'est Elora qui, finalement, se découvrira la petite-fille du bagnard...

 


     Je conserve toujours sur moi, comme un talisman, la lettre d'adieu que mon grand-père avait adressée à Marie-Jeanne, son épouse, lors de son départ de France.
Epinglé à la lettre, il y a un petit bout de journal, jauni, tout aussi précieux. C'est la fin d'un article qu'un journaliste de La Dépêche ¹, de passage au bagne, avait écrit :
     " ... Je lui ai parlé ce matin. Il continue à protester de son innocence et espère toujours que son procès sera revisé. S'essuyant le front ruisselant de sueur, il a sorti de son bourgeron de grosse toile, sur son coeur, marqué du chiffre 49302 T.P., une dépêche gardée soigneusement qu'il a reçue le matin de son départ de l'île de Ré. J'ai lu le télégramme et je vous le transcris :
     Origine Morlaix. N° 78. Nombre de mots : 42. Date : 6. Heure du dépôt : 14 h 25. Saint-Martin-de-Ré (Charente-Inférieure) 7-4-27.
     " Reçu nouvelle trop tard. Pars heureux mon Guillaume. Rien n'est beau comme la mort d'un martyr. Emporte mon coeur. Ne l'abandonne jamais. La lutte continue. Serai ferme jusqu'à la mort. Sans adieu. Marie-Jeanne.
"

     L'allumage d'Ariane s'effectue impeccablement dans un bruit assourdissant - avec ces deux petites secondes de retard dûes à la distance. La masse se soulève lentement, très lentement, et, malgré les quinze kilomètres de mer qui la sépare de la Grande terre, le sol de l'île Royale tremble. La fusée s'élance dans la nuit noire de la Guyane. Mais, avant de s'orienter vers le cosmos, elle a été programmée pour se diriger d'abord vers ]'océan et passer au large, juste au-dessus de l'île Royale. Le Centre spatial y a installé un appareil optique, à deux cents mètres du sémaphore, dont la mission est de vérifier si la trajectoire est correcte.
     Ce soir-là, en suivant Ariane filer vers les étoiles, je ne peux m'empêcher de repenser à la dernière ligne de la dernière lettre que mon grand-père avait adressée à Marie-Jeanne, juste avant qu'il ne parte pour le bagne, sachant qu'ils ne se reverraient plus jamais :
     " Je te dis donc encore une fois Adieu ! Adieu ! Adieu et adieu ! Au Ciel ! "

     Si Maelwenn, Loïk et Elora, voyez-vous chère Nathalie Le Gendre - c'est la jeune femme de l'aéroport... - reçoivent cet immense message d'amour, dans mille ans peut-être, ce sera grace à vous. Merci d'en avoir été la messagère. Le fil d'Ariane, d'une certaine façon...

Denis Seznec

¹ : La Dépêche du 27 juillet 1927, sous le titre : SEZNEC AU BAGNE.

Guillaume Seznec, après son retour du Bagne, en compagnie de ses petits-enfants Bernard (à gauche) et Denis.


Pour aller plus loin sur l' "affaire Seznec" :

    • Nous, les Seznec par Denis Seznec (Robert Laffont, 2000)
    • Seznec, le bagne par Denis Seznec (Robert Laffont, 2001)
    • CD : Portraits par les Tri Yann (1995)
    • DVD : L'affaire Seznec (TF1 vidéo), film d'Yves Boisset avec Christophe Malavoy (1993)
dernière mise à jour le : 29/01/06