LE FUTUR N'ATTEND PAS

 

 

IL ETAIT UNE FOIS ...

          Il était une fois un jeune éditeur américain qui s'appelait Hugo Gernsback. Né au Luxembourg en 1884, il émigre aux Etats-Unis à l'âge de vingt ans. Passionné par tout ce qui touche à la science (il édite déjà une revue de vulgarisation, Modern Electrics), enthousiasmé par les récits de Jules Verne et d'H.G. Wells, il lance en avril 1926 Amazing Stories, le premier magazine consacré à ces histoires où se mêlent visions grandioses de l'avenir et extrapolations scientifiques. Pour définir ce type de littérature, il crée le mot " scientifiction ", qui deviendra " science-fiction " en 1929.

          Prenant le mot au pied de la lettre, littéraires et scientifiques ont longtemps tiré à boulets rouges sur la malheureuse science-fiction. Ainsi Michel Tournier : " Science-fiction. Ces deux mots jurent à mon oreille. Ils se font l'un à l'autre une guerre inexpiable qui condamne le produit de leurs amours malheureuses à n'être qu'un avorton minable (...). Ce qu'il y a de sec, indigent et primaire dans le roman de science-fiction, c'est qu'il s'enferme par définition dans la sphère aride des sciences et des techniques. C'est une littérature bonne pour le conservatoire des Arts et Métiers ou pour le sous-sol du Bazar de l'Hôtel de Ville " 1. Ou le professeur Robert Debré : " Je suis résolument défavorable à l'égard de la science-fiction. Qu'est-ce que ça veut dire ? Il n'y a pas de science dans la fiction. Science-fiction est donc un terme parfaitement contradictoire. La science est une chose, la fiction en est une autre. Le mélange des deux donne quelque chose d'absurde et d'insupportable " 1.

  

DE LA CONJECTURE ROMANESQUE RATIONNELLE A LA SOMETHING-FICTION

          Pierre Versins, écrivain français, auteur de la monumentale Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction 2 et fondateur du fameux musée suisse La Maison d'Ailleurs (Yverdon) préfère au terme de science-fiction l'expression de conjecture romanesque rationnelle, car pour lui, ces trois composantes, sont nécessaires et suffisantes pour caractériser un roman de science-fiction. L'expression n'est ni très élégante, ni très pratique, mais en tout cas elle a le mérite de cerner correctement le problème de la définition du genre et de ne pas être une source constante et fatigante de malentendus comme le mot science-fiction (à tel point que certains ont voulu, tout en gardant le sigle SF, le changer en speculative-fiction … voire en something-fiction, tant le problème de la définition du genre est ardu !).

  • La conjecture. La conjecture c'est l'extrapolation, l'hypothèse, la spéculation : Que se passerait-il SI ? Bien sûr, la conjecture ne doit pas être possible ici et maintenant. Il est important aussi de bien comprendre que la conjecture est indissociable de son époque. De la Terre à la Lune de Jules Verne restera toujours un roman de science-fiction, même si depuis l'homme a marché sur notre satellite, car à l'époque c'était une conjecture impossible.
  • Le romanesque. La science-fiction raconte des histoires ; elle est de la fiction, avec un décor, une intrigue, des personnages et non un essai de prospective déguisé, une expérience par la pensée ou un simple débat d'idées.
  • La rationalité. La science-fiction exige un raisonnement logique, même si les prémisses de l'histoire sont complètement farfelues (exemple : le voyage dans le temps).

          C'est cette curiosité rationnelle, ce souci d'échafauder des hypothèses - même les plus audacieuses - et de les pousser jusqu'à leur conclusion logique qui opposent radicalement la SF à la fantasy et au fantastique. La science-fiction colle à notre époque, modelée par l'évolution constante des technologies, tandis que la fantasy et le fantastique cherchent à la fuir. L'aspect spéculatif de la science-fiction est proche de la démarche expérimentale du chercheur scientifique ; la fantasy, elle, privilégie le schéma narratif de la quête, tandis que le fantastique vise à perdre ses lecteurs dans les territoires de l'inquiétude.

 

QUE SE PASSERAIT-IL SI ?

          Malgré son nom, la science-fiction n'emprunte pas à la science ses seuls objets - sinon il n'y aurait de SF que la hard science3 - mais essentiellement sa méthode expérimentale (on déplace un paramètre et on regarde ce qui se passe, en conservant logique et cohérence interne dans l'extrapolation), ses buts (désir de comprendre le monde) et son obsession fantasmatique du " rien n'est impossible " basée sur une curiosité enthousiaste. Il lui arrive même parfois de " tomber " juste ! Ainsi la nouvelle de Cleve Cartmill, Deadline (parue dans le numéro de mars 1944 du magazine Astounding) était tellement plausible que l'auteur reçut la visite des agents du contre-espionnage militaire, persuadés qu'il y avait eu des fuites dans le projet Manhattan, projet chargé de la réalisation des bombes atomiques qui allaient être envoyées sur le Japon l'année d'après ! Mais qu'importe ce " label " d'authenticité ! D'autant plus qu'à force d'inventer des avenirs plausibles, il est inévitable que les auteurs de science-fiction - qui, pour la plupart, se tiennent fortement au courant des percées scientifiques, comme le faisait en son temps le Grand Ancien Jules Verne - voient certaines de leurs spéculations se réaliser, parfois même avec une précision stupéfiante.

          Que l'on ne se méprenne donc pas. Même si on l'affuble parfois du nom d'anticipation, la science-fiction ne prédit rien et prophétise encore moins. Elle n'anticipe pas, non plus. Elle spécule. Comme les enfants, elle joue à : " Que se passerait-il SI ? ".

          Seule littérature à fantasmer sur l'objet technologique et sur l'angoisse ou le désir ambigu qu'il provoque, la science-fiction trouve son inspiration dans les profonds bouleversements sociaux, culturels et technologiques impulsés par les grandes découvertes de la science. Car il faut le répéter, ce n'est pas la science en tant que telle qui intéresse la science-fiction, mais les conséquences dans notre vie future des applications technologiques nées de l'informatique, de la génétique, etc. Mettant en scène un futur plausible, la science-fiction interpelle ainsi notre présent.

          " La littérature de science-fiction n'est pas une plaisanterie, prévient Ray Bradbury : elle permet de tester les inventions avant leur naissance, les technologies au moment où elles apparaissent ; avant qu'elles ne nous détruisent ou ne modifient profondément nos comportements, la science-fiction permet d'étudier les conséquences politiques, sociales ou morales de ces inventions et de ces technologies " 4.

          Mettant en scène sept futurs plausibles (à base de clones, de nanorobots, de bananes vaccinantes, de logiciels sentimentaux, de maisons tueuses, de voyages dans l'espace et de gigantesques éoliennes troposphériques ), l'anthologie Graines de Futurs nous prépare à la mutation des mentalités. Comme l'écrit Albert Jacquard dans la préface : " En ce début de siècle, une seule chose est sûre : le monde de demain ne sera pas semblable à celui d'aujourd'hui. Paradoxalement, la science-fiction nous aide à être réalistes ". Miroir grossissant - et parfois ricanant - de la réalité, la science-fiction utilise le détour par le futur pour mieux passer au crible les manques et les égarements de notre présent et nous convaincre que nous sommes les acteurs de notre propre futur.

          " L'avenir ne se prévoit pas, écrit Hugues de Jouvenel ; il se construit à partir (…) de la capacité de chacun à se mobiliser autour de projets individuels et collectifs qu'il nous incombe d'inventer avant qu'il ne soit trop tard et que l'avenir soit passé " 5.

                    

1/ Cité dans L'effet science-fiction, à la recherche d'une définition, par Igor et Grichka Bogdanoff (Robert Laffont, 1979).

2/ Editions de l'Age d'Homme (1972)

3/ Littéralement " science dure ". Courant de la science-fiction dans lequel le contexte scientifique est omniprésent et traité de manière rigoureuse.

4/ Préface à La science-fiction, lectures d'avenir ? de Christian Grenier (Presses Universitaires de Nancy, 1994)

5/ Editorial de L'an 2000, et après …, numéro hors-série janvier 1999 de la revue d'analyse et de prospective Futuribles, dirigée par Hugues de Jouvenel

 (des extraits de cet article ont déjà paru dans les actes du colloque Lire la science, s'ouvrir au monde, organisé par le CRILJ au Palais de la Découverte à Paris les 5 et 6 février 1999, et dans le bulletin du CRILJ n°68, sous le titre Le nom de la chose)

 © Denis Guiot 2001