Dans
la Bible, il est écrit que Dieu créa le premier homme, Adam,
avec une poignée de terre. Bien des siècles plus tard, avec de l'électricité
et des morceaux de cadavres, Mary Shelley arrive sensiblement au même
résultat (Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1817). En 1886,
dans cette étonnante préfiguration de la psychanalyse qu'est Le Cas
étrange du Dr. Jekyll et M. Hyde (The Strange Case of Dr. Jekyll
and Mr. Hyde, 1886), Robert Louis Stevenson, à l'aide d'une drogue,
transforme un respectable docteur en une brute épaisse. Dix ans plus
tard, H.G. Wells illustre de manière " scandaleuse " la théorie de l'Evolution
de Darwin en fabriquant des caricatures d'hommes à partir d'animaux
(L'Ile du docteur Moreau, The Island of Dr. Moreau, 1896).
Comme l'écrit Jacques Goimard dans sa préface à Histoires de médecins
(1983) : " Trois maîtres-livres, tous anglais, tous produits par
le XIXème siècle. Un seul thème, étonnamment concentré : le médecin
qui contrôle la vie au point de modifier ou de créer des vivants sans
le secours d'une mère, l'homme qui devient dieu par la médecine. Et
qui perd la partie dans une catastrophe dernière, où créateur et créature
disparaissent dans un même remous. "
Avec
les progrès inouïs de la biologie et de la génétique, la question métaphysique
" Qu'est-ce que l'Homme ? ", s'accompagne d'une autre question, nettement
plus utilitariste : " Quel type d'homme allons-nous construire ? " Car,
la psychologie l'avait déjà prédit, l'homme est une matière première
infiniment malléable. Comme l'écrit cyniquement B.F. Skinner, le plus
célèbre des behavioristes et l'auteur de l' " utopie " Walden II
(1948) où l'idée même de liberté est niée : " De ce que l'Homme peut
faire de l'homme, nous n'avons encore rien vu " (cité par Vance
Packard dans son fameux ouvrage L'Homme remodelé - The People
shapers, 1978) !
LE MEILLEUR DES MONDES
Dès
1932, avec Le Meilleur des mondes (Brave New World), Aldous
Huxley démonte les mécanismes de la dictature douce - manipulation in-vitro
des embryons pour produire des humains strictement adaptés à la fonction
qu'ils auront à remplir, fabrication en série de sous-individus (le
procédé Bokanovsky ou clonage), utilisation de techniques néopavlovienne
de suggestion (I'hypnopédie), conditionnement chimique pour mieux accepter
le réel (le soma). Bien d'autres auteurs, à leur tour, décriront ces
enfers feutrés modernes où l'endoctrinement de masse, la camisole chimique,
la psychochirurgie ou les manipulations génétiques remplacent la traditionnelle
dictature musclée.
Citons
: Planète à gogos (The Space Merchants, 1953) de Frederik
Pohl et Cyril Kornbluth, critique acerbe d'une société soumise aux dieux
de la publicité et de la consommation ; Retour des étoiles (1961)
de Stanislas Lem où, dès l'enfance, l'individu est " bettrisé ", c'est-à-dire
privé de ses pulsions agressives - ainsi, plus de guerres, plus de crimes,
plus de viols, mais aussi plus d'exploits, plus de progrès, plus d'espoir
; Humanité et demie de T.-J. Bass (Half past human, 1971),
saisissante vision d'une humanité future de trois trillions d'être,
les Néchiffes, vivant une existence programmée, artificielle, dans des
cités souterraines ; Opération Cay (Falling Free, 1988)
de Lois McMaster Bujold où l'entreprise d'ingéniérie génétique Galac'Tech
crée des super-ouvriers capables de travailler en gravité zéro, mais
qui envisage de s'en débarrasser lorsque le " produit " n'est plus rentable.
Rappelons encore le conditionnement d'Alex dans Orange mécanique
(A Clockword Orange, 1962) d'Anthony Burgess, le lavage de cerveau
permanent en usage dans 1984 (1949) de George Orwell ou encore
les hommes-insectes de La Ruche d'Hellstrom (Hellstrom's hive,
1973) de Frank Herbert.
LA TENTATION EUGENIQUE
La
tentation eugénique - aux inacceptables relents racistes - de l' " amélioration
" de la race humaine par voie génétique ne fait plus recette en science-fiction.
Pour un Robert Heinlein qui y succombait dans L'Enfant de la science
(Beyond this horizon, 1942) et quelques récits de l'Age d'Or
fascinés par le surhomme nietzschéen, combien d'œuvres de mise en garde
!
C'est
le pouvoir absolu, et non des buts altruistes, que vise l'ordre mystique
des Bene Gesserit dans sa recherche obstinée du surhomme dans le fameux
roman de Frank Herbert Dune (Dune, 1965). Dans l'univers
parallèle imaginé par Norman Spinrad dans Rêve de fer (The
Iron Dream, 1972), Adolf Hitler est un écrivain de fantasy
émigré aux Etats-Unis qui utilise le clonage dans ses romans pour éviter
la " tragédie de la contamination génétique " et " créer le triomphe
final de la pureté raciale ".
Violant
toutes les règles de sécurité, le généticien Virgil Ulam s'inocule une
solution de bio-puces, programmées pour reconstruire de l'intérieur
le corps humain ; celles-ci essaiment, se multiplient en des billions
de cellules pensantes, et deviennent une entité supérieure qui communique
avec lui ! Mais réalisant que Virgil n'est pas l'univers, elles décident
de se multiplier dans d'autres hôtes, et c'est l'épidémie mondiale (La
Musique du sang de Greg Bear - Blood Bear, 1985).
Charlie
Gordon est un simple d'esprit. On lui fait subir une opération destinée
à augmenter son intelligence, opération qui a déjà donné d'excellents
résultats avec la souris Algernon. L'expérience est un succès : Charlie
devient un génie. Mais un jour, les facultés de la souris déclinent.
Et c'est la descente aux enfers pour Charlie Gordon (Des Fleurs pour
Algernon de Daniel Keyes - Flowers for Algernon, 1966). Dans
Quotient intellectuel à vendre de John Boyd (The I.Q. Merchant,
1972), l'augmentation artificielle de l'intelligence s'accompagne d'une
perte totale de tout sentiment humain.
Grâce
au docteur Florida qui manipule les gênes dans son laboratoire, les
enfants de l'avenir seront plus que parfaits. Ainsi Ryder et ses copains.
Mais le docteur Florida fabrique aussi des monstres quasi-invulnérables,
destinés à la colonisation des planètes étrangères. Hélas, ces monstres
s'échappent de son laboratoire. L'avenir de l'humanité est entre les
mains de la bande à Ryder. Mais de quelle humanité parle-t-on ? (Le
Lait de la chimère de Robert Reed, Black Milk, 1989)
NAISSEZ, NOUS FERONS LE RESTE
Autre
critique adressée par les auteurs de S-F à l'" Ordre cannibale " (selon
l'expression de Jacques Attali) : considérer le corps humain comme une
marchandise ordinaire, soumise à la loi capitaliste du marché. Ainsi,
les greffes d'organes vont se multiplier dans les prochaines décennies.
Mais où trouver suffisamment de " pièces de rechange " ? " Hier,
écrit Joël Houssin dans Les Vautours (1985), il fallait que
le tracé de l'encéphalogramme reste linéaire au moins 24 heures avant
que l'on déclare un patient mort. Aujourd'hui, dès que le tracé est
plat, on commence à prélever les organes. Demain... " Eh bien demain,
on crée le Service des Récupérateurs, c'est-à-dire un SAMU plutôt spécial
qui prélève directement sur le lieu de l'accident l'organe convoité,
après avoir " aidé ", si nécessaire, le malheureux blessé à mourir !
Autre
solution : voter une loi qui permet aux prisonniers de droit commun
de gager leur corps contre une remise de peine ; esclaves volontaires,
ils doivent faire don de leurs organes à leur maître en cas d'accident
ou de maladie. Mais sont-ils tous volontaires ? (Les Crocs et les
griffes, The Jaws that Bite, the Claws that Catch, 1975 de
Michael Coney). Dans Naissez, nous ferons le reste (1979), Patrice
Duvic, avec une férocité digne de Robert Sheckley, décrit une société
gouvernée par des trusts pharmaceutiques, qui a standardisé le corps
humain : bébés-éprouvettes et organes de rechange sont livrés avec une
garantie de cinq ans pièces et main-d'œuvre ... mais ils sont en fait
prévus pour se détraquer après la garantie c'est la " loi de l'obsolescence
calculée " !
SEMAILLES HUMAINES
L'adaptation
à l'environnement est la clef de la survie, pour tout être vivant. Chassés
de la terre ferme à la suite d'une étrange catastrophe, certains hommes
- devenus des noés - vivent désormais dans des cités sous-marines, parlent
aux cétacés et élèvent leurs enfants dans les bercements de la houle
(Mermère d'Hugo Verlomme, 1978). La Terre a subi une nouvelle
glaciation. Apportant énergie et nourriture aux hommes recroquevillés
sous des dômes, les compagnies ferroviaires imposent leur loi. Pour
combattre cette dictature, le généticien Oun Founge crée Les Hommes
Roux, des êtres frustres capables de vivre nus sur la banquise (Cycle
de La Compagnie des glaces de G.-J. Arnaud).
A
défaut de " terraformer " des planètes hostiles à la vie, pourquoi ne
pas modifier la structure génétique de l'individu ? C.H.A.R.L.E.y n'est
pas un petit garçon comme les autres : c'est un Cobaye Humain Amélioré
Résistant aux Lieux Extraterrestres (la lettre finale y signifie qu'il
est un mâle). Mais découvrant par hasard sa condition d'individu " fabriqué
", il décide de s'enfuir (Les Oubliés de Vulcain de Danielle
Martinigol, 1995). Les Hommes Adaptés de Semailles humaines
de James Blish (The Sedling Stars, 1956), eux, sont parfaitement
au courant de leurs origines. Résistants au froid, au vide, aux conditions
les plus extrêmes, ils ont pour mission d'ensemencer les champs d'étoiles.
CYBORGS ET CHIMERES
Mais
à force de modifier l'homme, de l' "adapter", ne risque-t-on pas d'obtenir
une Créature à la Frankenstein ? Le cyborg, créature mi-homme, mi-machine,
dont la relation avec l'environnement - et donc la survie - dépend de
l'efficacité technologique de ses mécanismes, appartient-il encore à
l'espèce humaine ? Ainsi le cosmonaute Torraway qui s'est fait remplacer
le cœur, les poumons, les yeux, etc. par des organes artificiels afin
de pouvoir explorer Mars sans scaphandre (Homme-plus de Frederik
Pohl, Man Plus, 1976). Même question pour tous ces cow-boys de
l'informatique au cerveau branché en permanence sur les réseaux (Câblé
de Walter Jon Williams, Hardwired, 1986).
"
Des fois, je me demande si je ne suis pas déjà morte et si ce que
j'appelle " moi " n'est en fait qu'une personnalité artificielle faite
d'un corps mécanique et d'un cyber-cerveau ", se demande la séduisante
major des Forces Spéciales Motoko Kusanagi dans Ghost in the Shell,
le célèbre manga cyperbunk créé en 1991 par Masamune Shiro et adapté
au cinéma en 1995 par Mamoru Oshii. Angoisse existentielle partagée
par Robocop dans son étincelante machine à tuer (" 50% homme,
50% machine, 100% flic ! ") mis en scène en 1987 par Paul Verhoeven.
Nous voici loin du gentillet Steve Austin aux super-pouvoirs, L'Homme
qui valait trois milliards, sympathique série TV (1973/1978) tirée
du roman de Martin Caidan, Cyborg (1972) qui a popularisé le
thème du cyborg (mot obtenu par la contraction de cybernetic organism).
Si
le cyborg pose la question de la frontière entre l'homme et la machine,
la chimère, elle, pose la question de la frontière entre les espèces
animales et, par extension, de la frontière entre l'animal et l'homme.
La transgresser n'est-ce pas vers quoi tend une certaine génétique dévoyée,
entièrement tournée vers l'utilitarisme ? se demande Eric
Simard dans Les Chimères
de la mort (2001).
Mais
quel est le chaînon manquant dans l'évolution du singe à l'homme ? s'interroge
Vercors dans Les Animaux dénaturés (1952) : une expédition scientifique
pense l'avoir découvert en Nouvelle-Guinée, dans une colonie bien vivante
de singes, mais des singes troglodytes capables d'enterrer leurs mots
; elle les nomme " tropis " (contraction d'anthrope et de pithèque).
Mais le problème demeure : de quel côté de l'évolution sont-ils ? Pour
Wells, " l'humanité n'est pas autre chose que l'animal façonné jusqu'à
prendre une forme raisonnable et en perpétuel conflit intérieur entre
l'instinct et la passion " (L'Ile du docteur Moreau, 1896).
Quatre-vingts ans plus tard, John Crowley lui répond dans un étrange
et beau roman, L'Animal découronné (Beasts, 1976) : "
Il ne s'agit pas de dire que les hommes n'ont rien de plus que les animaux,
mais de reconnaître que les animaux ne sont pas moins que les hommes
". Cet hymne farouche à la nature et à la liberté est rejoint, dans
une certaine façon, par le roman truculent, sauvage et odorant de Pierre
Bordage, Les Fables de l'Humpur (1999).
La
science-fiction nous tend un miroir dans lequel se reflètent les visages
de l'Homo Futuris. L'humanité s'y reconnaîtra-t-elle ?
© Denis Guiot, 2001
(Une première version de cet article,
légèrement différente, a paru dans Le Monde de la Science-fiction
(M.A. éditions, 1987), encyclopédie de poche dirigée par Denis Guiot
avec la collaboration de Jean-Pierre Andrevon
et George Barlow. De plus, certains éléments sont extraits du Dictionnaire
de la Science-Fiction (Livre de Poche Jeunesse, 1998) dirigé
par Denis Guiot, avec la collaboration d'Alain Laurie et Stéphane Nicot.
L'auteur remercie Hachette Jeunesse)
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